Henri Crabières : entretien

Date
15 October 2025
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Interview
Henri Crabières : entretien

La tristesse de Pierre est la dernière bande dessinée de Henri Crabières. Le livre sort le 7 novembre prochain en librairie. 

Le livre a été créé à l'occasion d'une résidence de Henri au Studio Fidèle entre septembre 2024 et juillet 2025. 


Dans ce récit de 264 pages, il raconte l'histoire de Pierre, un personnage en proie à l'angoisse et à la dépression, et de sa sœur Clémence, son pilier, unis par un drame commun. 


The Sadness of Pierre
, ton dernier livre, sortira chez Fidèle en novembre prochain. Au fil de la lecture, on comprend que le deuil est l’une des thématiques centrales de l’histoire, qui s’ouvre sur l’installation des personnages dans un nouvel appartement, sans explication de la situation initiale. Pourquoi ce choix ?

Au début de l’histoire, je n’évoque pas le traumatisme qui cause la « tristesse » de Pierre. Je décris ses conséquences sur les personnages, et non l’événement en lui-même. On comprend qu’il y a eu un basculement : Pierre et Clémence, frère et sœur, doivent vivre ensemble. Le personnage de Pierre a une vingtaine d’années : il est bien plus proche de l’enfant que de l’adulte. Clémence, quant à elle, a la trentaine et représente à la fois le soutien financier et psychologique de la famille.

Le personnage vit des crises d’angoisse très marquées, qui deviennent un des sujets centraux. Était-ce intentionnel ?

Pierre est un personnage traumatisé, et les stigmates de son traumatisme l’empêchent de garder la maîtrise de son quotidien. La nuit, un diable apparaît, d’abord succinctement, puis de plus en plus avec insistance. Les crises d’angoisse et la façon dont elles apparaissent me permettent de créer une rupture narrative mais aussi graphique dans la mise en scène. Ces états de crise deviennent des prétextes pour explorer de nouvelles manières de dessiner en expérimentant, toujours au service de ma narration.

Une autre thématique apparaît, celle de la folie : le personnage principal glisse progressivement vers une forme de schizophrénie, marquée par l’apparition d’un personnage imaginaire. Cet état de confusion est récurrent dans ton travail. Peux-tu nous en parler ?

J’aime chercher des manières de parler du quotidien tout en m’en éloignant. Le mouvement du « réalisme magique » dans la littérature me touche beaucoup : représenter les aspects magiques de la banalité. J’ai le sentiment que ce concept correspond particulièrement bien à la bande dessinée. Le dessin, qui devient langage, est à la fois capable d’évoquer l’intimité et d’ouvrir vers l’onirisme. L’angoisse est propice à la déformation de la réalité et s’accorde donc naturellement avec mes envies de dessin et de récit.

Le mot « folie » est cependant très connoté, généraliste et stigmatisant. On parle plutôt de troubles psychiques. Dans ton cas, tu lies cette thématique à ta manière de dessiner : architectures distordues, environnements instables, presque comme si le personnage était sous l’effet de drogues. Était-ce une intention dès le départ ?

J’aime surtout parler de moments de « crise », quand l’angoisse est si intense qu’elle prend le contrôle de Pierre, qui devient alors victime de ses visions. Il est évident que le personnage de Pierre a un trouble, mais je ne sais moi-même pas de quoi il s’agit précisément. J’ai voulu matérialiser par le dessin ces moments de grande détresse en utilisant des formes que je souhaite plaisantes et divertissantes, pour traiter en vérité d’un sujet plus sombre. Le geste du dessin étant pour moi si lié à l’intériorité, il me semble idéal pour représenter ce genre d’émotions.

Les relations du personnage structurent beaucoup le récit : sa sœur Clémence et son ami Sylvain. Quels sont leurs rôles ?

Clémence est la grande sœur de Pierre. Elle est plus âgée et très lucide sur les enjeux de leur vie. Elle travaille dans la restauration et se fait beaucoup de soucis pour Pierre. Avec elle, Pierre se laisse pleinement aller à sa tristesse, il devient égocentré. Le personnage de Sylvain, son ami, est aussi un soutien, mais bien plus à distance. C’est une amitié qui a dû exister avant le traumatisme et qui aujourd’hui se vit différemment. Pierre y trouve moins de sens, car il n’arrive plus à ressentir la légèreté qu’il a pu connaître auparavant. Leurs rôles dans l’histoire me permettent de parler du rapport que chacun entretient face à un drame. Clémence, en l’occurrence, s’oublie pour se consacrer pleinement au confort de Pierre. Leur vie, leurs enjeux financiers et émotionnels ordonnent un schéma particulièrement vertical, où Pierre est au centre de tout. Clémence apparaît aussi isolée dans certaines scènes, ce qui montre ses propres fragilités.

Comment as-tu construit son personnage ?

Clémence vit son traumatisme différemment de Pierre, sans avoir vraiment le choix. Elle est le seul soutien qui lui garantit une forme de stabilité. Pour moi, Clémence incarne à la fois la protectrice, le repère, mais aussi l’ingratitude de la hiérarchie familiale et la difficulté du rôle que l’on peut attribuer à l’aînée. J’ai voulu aussi montrer son impuissance face à sa volonté de sauver son frère. La période de vie qu’elle traverse est particulièrement intense et, en tant que lecteur·ice, on aimerait qu’elle puisse se reposer.

Parlons maintenant du « démon », cette figure qui surgit lors des crises. Comment l’interpréter ?

Visuellement, j’ai voulu trouver une forme étrange, sans évoquer quelque chose de trop monstrueux. C’est une espèce d’ombre, avec un long bec et de grands yeux jaunes. Ses intentions ne sont pas claires, aussi parce que son aspect reste volontairement flou. C’est une créature qui semble magique et dit à Pierre qu’il a le pouvoir de le délivrer de sa tristesse. Ce personnage est l’incarnation de la perte de contrôle de Pierre. Peut-être aussi qu’il existe vraiment, et que ce n’est pas une hallucination.

Une scène clé est celle où Pierre, après une rencontre amoureuse, est manipulé par le diable. Peux-tu nous en parler ?

J’ai voulu parler du lien entre dépression et quête de réconfort. Pierre pense que l’amour peut le sauver, mais le diable intervient pour le plonger dans sa plus grande crise, où il va faire du mal à quelqu’un qu’il aime. C’était aussi une manière pour moi de montrer que le « démon » ne laisse aucun répit à Pierre, même dans l’un des rares moments de répit qu’il connaît dans cette histoire. C’est un moment de bascule, où le personnage quitte toute rationalité et embrasse pleinement ses visions.

La fin du livre est une respiration plutôt qu’une résolution ?

Exactement. Ce n’est pas une guérison. C’est un souffle, mais rien n’est vraiment réglé. J’avais envie d’une ouverture positive tout en restant cohérent avec la situation que j’ai mise en place. Les troubles mentaux restent présents, les enjeux économiques de Pierre et Clémence aussi, mais à ce moment-là, les deux personnages se sentent apaisés.

Sur la fabrication, le livre poursuit ton travail de recherche matérielle. Après Loser Magnifique (fanzine en riso fait main), Chausse-trappe (offset) ou Misma (reliure suisse), quelles ont été vos décisions pour la forme du livre ?

Pour The Sadness of Pierre, nous avons voulu un livre plus accessible, avec une couverture colorée et joyeuse en apparence, en contraste avec le contenu. Nous avons façonné un livre séduisant, à la fois décoratif, mais surtout un support pour l’histoire.

La couleur occupe une place centrale par rapport à tes livres précédents. Quelles ont été les étapes de réalisation ?

Habituellement je travaille en bichromie. Ici, j’ai choisi une palette plus large, plus franche, pour rendre cette histoire plus accessible. Les couleurs rendent la lecture immersive et fluide. Le dessin est fait à la main, à la plume et à l’encre de Chine, puis colorisé digitalement.
Le dessin est ce qui compte le plus pour moi, parce qu’il devient profondément langage quand il est au service d’une histoire. J’ai la sensation que la virtuosité du dessin en BD se joue surtout sur la capacité à incarner un mouvement, une émotion, des personnages, et à mettre tout cela en scène. Quand je dessine mes histoires, je réfléchis d’abord en « design » de personnages. Déjà parce que ce sont eux qui deviennent le moteur de l’histoire, mais aussi parce que je veux prendre plaisir à les dessiner et à m’imaginer les incarner. C’est ce qui est magique avec le dessin : ce pouvoir d’immersion. Par un trait très simple, on peut vraiment rendre des expériences synesthésiques, si ce trait est juste. J’aime aussi que l’on sente qu’un livre imprimé naît d’un geste simple et accessible : une plume, de l’encre, du papier.

Quelles sont tes influences ?

Un de mes grands chocs en bande dessinée, c’est Alma de Claire Braud. Je trouve son dessin parfait pour cette histoire. C’est à la fois spontané et élégant, sans jamais être complaisant ou gratuit. Il y a aussi Olivier Schrauwen, qui m’a profondément marqué, notamment Vie parallèle et sa manière de traiter de façon contemporaine et surprenante des sujets de science-fiction. Son dessin est incroyable.

Ensuite, pendant mon diplôme aux Arts décoratifs de Paris, j’ai découvert le manga et ça a complètement changé ma manière de travailler. Je pense que mon auteur préféré est Shigeru Mizuki, avec NonNonBa. Ce livre incarne tout ce que j’aime dans une bande dessinée. L’auteur a un langage unique, avec un dessin tellement étrange et virtuose, tout en parlant du deuil, de sa famille et de son enfance avec beaucoup de douceur et de mystère.
Dans la littérature, j’ai adoré Le Roi des Aulnes de Tournier, qui est un conte philosophique incroyable. Pour moi, c’est une icône du réalisme magique. Et récemment, j’ai découvert le photographe Maurice Tabard, dont le travail m’a beaucoup touché.

Ton livre a été réalisé en résidence. Peux-tu nous expliquer le contexte et ton rapport avec ta maison d’édition ?

C’est la première fois que j’écris un livre dans un atelier qui n’était pas mon ancienne école. C’était vraiment idéal comme manière de procéder. J’étais directement dans le lieu où travaille mon éditeur, mais aussi le graphiste de la maison d’édition. Les échanges étaient très réguliers, chacun savait quel était son rôle à jouer. C’était parfait comme alchimie. Même si la BD est un travail très solitaire, elle peut aussi être collective et joyeuse.
J’ai écrit cette histoire, très intime, avec le regard de Vincent Longhi, mon éditeur, qui m’a toujours poussé à aller le plus loin possible dans mes intentions, tout en les questionnant, pour ne jamais laisser place à l’hésitation ou à la gratuité. Jean-Philippe Bretin, graphiste des livres Fidèle, a réalisé à la fois les chapitres du livre et la couverture, que j’adore. C’était agréable de travailler sur des images à plusieurs, avec des personnes en qui j’ai confiance, pour leurs goûts et leurs compétences que je n’ai pas.